FRAGMENTS ORPHIQUES
1. COSMOGONIE D'APRES ARISTOPHANE. (Les Oiseaux)
Au commencement, il y avait Chaos et Nuit, le noir Erèbe et le vaste Tartare,
Mais il n'y avait ni terre, ni air, ni ciel.
Alors, dans le sein sans limite de l'Erèbe,
Tout au commencement, Nuit aux ailes noires génère un oeuf soulevé par le vent,
D'où naquit, dans le cours des saisons revenant en cercle,
Eros le désirable au dos étincelant de ses ailes d'or,
Semblable aux rapides tourbillons des vents.
Et lui, s'étant uni de nuit au Chaos ailé dans le vaste Tartare,
Il fit éclore notre race et la fit apparaître la première au jour. ((1))
Jusqu'alors, il n'y avait pas de race des immortels,
Avant qu'Eros n'eût uni ensemble tous les éléments.
Mais à mesure qu'ils se mêlaient les uns aux autres,
Alors naquirent Ouranos, Okéanos et Gaia,
Puis toute la lignée impérissable des dieux bienheureux. ((2))
2. HERMIAS. (Fragments).
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Protogonos, nul ne le vit de ses yeux,
Hormis, seule, la Nuit sacrée.
Mais tous les autres furent frappés d'étonnement
En contemplant dans l'Ether un éclat inattendu,
La clarté étincelante du corps de l'immortel Phanès. ((3))
* * *
Sur la porte de l'antre de la Nuit,
On dit qu'Adrastée ((4)) fait résonner ses cymbales...
Et à l'intérieur, dans le sanctuaire de la Nuit, siège Phanès,
Et Nuit se tient au centre et prophétise pour les dieux.
Devant l'entrée se tient Adrastée, qui fixe pour tous les lois divines. ((5))
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3. DAMASCIUS. (Cosmogonies Rhapsodiques).
Voici l'interprétation des rhapsodies orphiques transmises par la tradition, où se trouve la théologie suivante.
Les Philosophes mettent Chronos (le Temps), à la place de l'unique Principe du Tout, et l'Ether et le Chaos à la place
des deux Principes, et ils estiment que l'Oeuf est à la place de l'Etre pur: voilà pour la première Triade.
Dans la seconde Triade, ils proposent l'Oeuf ainsi créé qui porte le dieu, soit la Tunique éclatante de blancheur, ou encore
la Nuée, car c'est d'eux que s'élance Phanès.(...)
Quant à la troisième Triade, elle est constituée de Métis comme Intelligence, d'Eriképaios comme Puissance et de Phanès lui-même comme Père. (Damascius, Traité des premiers principes. Trad. Y.Thanes). ( (Voir Schéma) )
4.PROCLUS. (Cosmogonies Rhapsodiques).
Le Temps qui ne vieillit pas et dont la sagesse est impérissable,
A engendré Ether et un grand et prodigieux gouffre, s'étendant ici et là.
Et Orphée dit:
Alors le Temps puissant façonna au moyen de l'Ether divin l'Oeuf éclatant de blancheur.
Et en dessous, le vaste gouffre et l'Ether sans vent se déchiraient tandis que s'élançait Phanès. ((6))
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Ces quelques textes proposés représentent une infime partie de la littérature concernant l'Orphisme.
Il existe un choix considérable de ces fragments, auxquels il convient d'ajouter tous les commentaires et les témoignages
se réclamant de cette tradition.
Et leur étude détaillée, qui reste affaire de spécialiste, n'apporterait sans doute aucun élément très nouveau sur l'apparition des entités originelles.
Car si l'organisation ultérieure de la Création, son architecture -d'ailleurs en évolution perpétuelle- se spécialise et se
complexifie en se formalisant dans la durée, un regard rapide sur les phases primordiales, sur les Cosmogonies d'autres Traditions, révèle la "simplicité" de celles-ci, exprimées le plus souvent d'une manière assez lapidaire, peu encombrées d'interrogations métaphysiques ou littéraires.
Mais plus on s'avance dans le temps, plus le discours de ces textes se raffine et s'intellectualise, tentant de s'harmoniser avec celui d'autres systèmes religieux, d'autres écritures saintes, notamment celles sur lesquelles s'appuyaient les religions monothéistes, Juive ou Chrétienne.
Et l'on s'éloigne ici radicalement du Mythe Cosmogonique, pour pénétrer dans le monde de la théologie, de la philosophie ou de l'exégèse.
Pour conclure, et soutenue d'un minimum de commentaires, nous donnerons une version de la Cosmogonie Orphique,
qui, si elle n'est pas unique, aura au moins l'avantage d'être compréhensible et comparative, procédant de figures ou d'éléments déjà familiers.
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Ainsi au commencement est Nyx, la Nuit ténébreuse, la Primordiale. Elle est aux côtés de Chaos, Tartare et Erèbe.
Le tableau des Premiers Temps est ici comme chez Hésiode, non visible, non mesurable et tout à fait inconcevable dans
son opacité béante.
Et dans cet abîme de noirceur, Nuit revêtit la forme d'un oiseau aux ailes sombres et déposa un Oeuf d'argent, un Oeuf "clair", non fécondé, dans le sein gigantesque des ténèbres. ((7))
Puis, sous l'action du Temps infini, l'Oeuf se brisa, laissant surgir Phanès ((8)) aux ailes d'or, un être extraordinaire, androgyne, d'une blancheur éclatante, et que l'on nomme aussi Eros, Protogonos ou Eriképaios ((9)) .
Et jaillissant dans sa splendeur de l'Oeuf primordial où se trouvait la "semence du Vivant", il apparut à l'univers, portant quatre têtes animales: celles du Bélier, du Taureau, du Lion; et lui-même entouré d'un Serpent.
Son nom de Phanès rappelle que ce fut lui qui en premier éclaira le monde, en révélant ce qui était dissimulé dans l'Oeuf.
Protogonos, le premier-né, indique son antériorité, sa primauté en tant qu'être manifesté.
Quant à Eros, s'unissant à Chaos dans l'obscurité du Tartare, et fécondant en quelque sorte les Ténèbres de sa clarté,
il amène les principes de Ciel et de Terre qui étaient au fond de l'Oeuf à s'unir, et de ce fait à démarrer le processus
de Création.
Une autre version propose une fin différente: ce sont Okéanos et Téthys qui se trouvaient au fond de l'Oeuf, et qui subirent les premiers l'influence de l'Amour.
"Okéanos qui coulait avec beauté, fut le premier à s'unir",
"Et il prit pour femme sa soeur Téthys, née d'une mère commune". (Nyx)
(Fragments. Orphiques ( Fr.15, Trad. C. Kerényi )
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La version ancienne s'achève sur cette description de la "naissance des dieux bienheureux".
Version qui pourrait être complété par la phase ultérieure révélée par le Papyrus de Derveni, dans lequel on voit Zeus,
- après avoir consulté "l'Oracle ineffable de la Nuit"- qui avale Phanès-Protogonos. Alors, devenu Principe Primordial androgyne, Zeus détrône Kronos, et "dans l'obscurité profonde", procède à une nouvelle Création, façonnant à nouveau
les dieux, l'univers et la race des hommes. ((10))
Et le texte du papyrus se termine sur "le désir que Zeus éprouve de s'unir dans l'amour à sa mère", ((11)) avec laquelle il engendrera Dionysos, à qui il transmettra la royauté du Monde.
"Zeus, son père, l'installe sur le trône royal, place dans sa main le sceptre,
Et le sacre roi de tous les dieux...
(Fragments Orphiques , (208, trad. Luc Brisson).
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